3.

Lundi 7 janvier, lendemain de l’Épiphanie, le matin

Alors que sonnaient matines, après avoir embrassé sa femme et ses enfants comme s’il ne devait plus les revoir, Nicolas Poulain fit seller son cheval. Le temps était froid, mais il ne neigeait plus depuis deux jours.

Nicolas Poulain était lieutenant du prévôt des maréchaux d’Île-de-France. À cette époque, la police à l’intérieur des bourgs était assurée par les prévôts, les baillis, les chevaliers du guet, et dans les grandes villes par les lieutenants civil et criminel, tandis que le maintien de l’ordre dans les campagnes était exercé par les prévôts des maréchaux, assistés de lieutenants.

Les lieutenants des prévôts des maréchaux et leurs archers, tous portant casaque et bourguignotte à visière ou salade, armés d’épée, d’arquebuse et de pertuisane[6], avaient pour mission de faire des chevauchées sur le territoire qui leur était imparti et de courir sus aux aventuriers, gens sans aveu, bannis, essorillés et larrons.

La principale différence entre les magistrats des villes et les prévôts des maréchaux était que ces derniers jugeaient en dernier ressort. Les brigands surpris en flagrant délit étaient pendus sur place, les autres étaient jugés par quatre officiers du roi. C’étaient toujours des arrêts sans appel.

En ce temps de guerre civile, Nicolas Poulain ne manquait pas de besogne. Chaque chevauchée apportait sa moisson de gens de sac et de corde ayant commis violences, pilleries ou larcins, qu’ils soient soldats, maraudeurs, ou plus généralement brigands de grand chemin.

La compagnie de maréchaussée de l’Île-de-France, commandée par le prévôt général, comprenait quatre lieutenants et couvrait les territoires de Paris, Sceaux, Saint-Denis, Villejuif, Saint-Germain-en-Laye, Versailles, Passy, Bondy, Bourg-la-Reine et Charenton.

Sur une si vaste étendue, les chevauchées de Nicolas Poulain duraient généralement trois ou quatre jours. Le reste de la semaine, les patrouilles étaient conduites par son premier sergent. Une journée entière, souvent le jeudi, était consacrée à entendre les plaintes et les doléances des habitants, à juger les prévenus, et à faire les procès-verbaux des chevauchées pour les adresser, de trois mois en trois mois, à la connétablie.

Le siège du tribunal de Poulain était la ville de Saint-Germain où se tenait la prévôté royale. C’est là aussi qu’étaient logés soit chez eux, soit chez l’habitant, ses sergents, ses hommes d’armes, son greffier et son commis. En revanche, Poulain, comme les autres lieutenants, habitait à Paris pour être à la fois proche du prévôt d’Île-de-France, M. Hardy, et du présidial du Grand-Châtelet qui jugeait les affaires les plus graves qu’il avait à traiter.

Ainsi, du lundi au jeudi soir, Nicolas Poulain n’était pas chez lui. Parfois, il s’absentait plus longtemps encore s’il avait à poursuivre quelque bande de larrons.

Enroulé dans son manteau, il descendit la rue Saint-Martin jusqu’à la rue Troussevache, puis contourna le cimetière des Innocents par la rue de la Ferronnerie. Se frayant un passage entre les auvents des boutiques qui avançaient trop souvent sur la rue, les enseignes trop basses qui assommaient facilement un cavalier, et gardant un œil sur ceux qui vidaient leurs eaux usées par les fenêtres, Nicolas Poulain gagna la rue Saint-Honoré jusqu’à la rue des Petits-Champs qu’il remonta.

Cet itinéraire n’était pas celui qu’il prenait habituellement pour se rendre à Saint-Germain.

À l’angle de la rue du Bouloi et de la rue des Petits-Champs[7] se dressait l’hôtel de Losse, la demeure du Grand prévôt de France, messire François du Plessis, seigneur de Richelieu. Plus tard, cette maison deviendrait celle du lieutenant de police Antoine de Dreux d’Aubray, puis celle de Nicolas de La Reynie et prendrait le nom du logis du lieutenant de police.

Cette belle bâtisse de pierre était fort pratique pour la charge de son occupant, car située à deux pas du Louvre. La grande porte du porche d’entrée était surmontée des armes des Richelieu – trois chevrons de gueules sur champ d’azur – et ornée de deux épées nues symbolisant la prévôté.

Ce portail était fermé, mais une poterne sur le côté était ouverte. Ayant sauté au sol et tenant son cheval par la bride, Poulain s’y glissa pour se retrouver dans une cour avec un puits et un tilleul aux branches dénudées. Un concierge balayait la neige et le crottin pour laisser un passage propre vers l’écurie que l’on apercevait au fond de la cour.

— Je suis lieutenant du prévôt et je dois voir M. le Grand prévôt, déclara Poulain en s’avançant vers le domestique, un colosse deux fois plus large que lui.

Celui-ci, nullement impressionné par le titre de son visiteur, lui désigna un banc de pierre.

— Restez là ! ordonna-t-il. Je vais chercher le maître d’hôtel de M. le Grand prévôt.

Nicolas songea qu’on aurait pu au moins le faire entrer. En frissonnant, autant de froid que d’inquiétude, il s’assit sur le banc. Il n’était venu que deux ou trois fois chez le Grand prévôt chercher ses ordres, et celui-ci n’avait guère fait attention à lui. Mais il savait que François du Plessis était un homme méfiant, brutal, et d’une grande fidélité envers le roi. Comment réagirait-il à ce qu’il allait lui avouer ?

François du Plessis, seigneur de Richelieu, était le fils de Françoise de Rochechouart. À la mort de son mari, Mme du Plessis avait reporté tout son amour sur l’aîné de ses deux fils, Louis, porte-étendard d’une compagnie du duc de Montpensier. Par malheur, dans une stupide querelle de préséance, celui-ci avait été tué par son voisin.

Le cadet, François, était page à la cour. Mme du Plessis l’avait fait revenir et lui avait ordonné de venger son frère et l’honneur de la famille.

Le voisin meurtrier, craignant à juste titre des représailles, ne sortait de chez lui que par un souterrain qui le conduisait au gué d’une rivière lui permettant de gagner le grand chemin. Un matin, au moment où il traversait la rivière, François de Richelieu, qui le guettait, lui avait lancé une roue de charrette qui avait fait peur à son cheval. Désarçonné, l’assassin de l’aîné des du Plessis était tombé et Richelieu l’avait poignardé.

L’affaire était remontée au parlement et le jeune du Plessis avait été condamné à être rompu vif. Mais la sentence n’avait été exécutée qu’en effigie, le meurtrier étant introuvable. Certains dirent alors que sa mère avait obtenu sa grâce auprès du roi, d’autres que Richelieu s’était engagé dans les troupes du duc d’Anjou où il s’était distingué. Quelle que fût la vérité, les poursuites avaient été abandonnées et à la mort de Charles IX, François de Richelieu avait gagné la confiance d’Henri III et faisait partie de ses fidèles comme Villequier, O, ou Bellièvre. Il s’était marié avec Suzanne de La Porte, fille d’un riche et célèbre avocat au Parlement et s’était lié avec le baron d’Arqués, devenu duc de Joyeuse, qui lui avait avancé trente mille livres pour acheter la charge de prévôt de l’Hôtel.

Le prévôt de l’Hôtel traitait les affaires de justice et de police de la maison du roi. Richelieu y avait été tellement apprécié par Henri III que celui-ci lui avait proposé la charge, plus prestigieuse, de Grand prévôt de France. Devenu le policier en chef de toutes les maisons royales, il menait aussi des missions secrètes, pour le roi.

Au milieu d’une cour aux mœurs dépravées, le Grand prévôt était redouté pour son caractère impitoyable. Personne n’avait oublié la façon dont il avait vengé son frère. Taciturne et mélancolique, les pamphlétaires l’avaient surnommé Tristan l’ermite tant il ressemblait au terrifiant Grand prévôt de Louis XI.

Comme lieutenant de la maréchaussée, Nicolas Poulain n’ignorait rien de la vie du célèbre Tristan l’ermite qui avait cumulé les charges de prévôt de l’Hôtel, de prévôt des maréchaux, et de Grand prévôt de France de Louis XI, à la fin de la guerre de Cent Ans. Entièrement au service du roi, Tristan l’ermite jugeait sans appel – et sans mansuétude – les traîtres, les rebelles, les espions et plus généralement tous ceux qu’il suspectait de crime de lèse-majesté. Quand il était de garde autour du château de Plessis-lès-Tours où résidait le roi, on ne voyait que gens pendus aux arbres. Louis XI l’appréciait si fort qu’il l’appelait son compère. Sans réelles preuves, Tristan l’ermite pendait, décapitait, ou noyait dans la Seine ceux qu’il soupçonnait de révolte, de conspiration ou de haute trahison. Avec lui, le simple fait de violer son serment de fidélité au roi entraînait la mort.

Comment le seigneur de Richelieu, nouveau Tristan l’ermite, allait-il réagir quand il lui expliquerait les raisons de sa venue ? s’interrogeait Nicolas Poulain avec crainte.

Tout avait commencé cinq jours plus tôt…

Alors que la nuit était tombée sur Paris recouvert par la neige, Mme Poulain, ses deux enfants et les servantes de la maison, écoutaient Nicolas qui leur racontait comment il avait capturé une bande de brigands qui s’attaquaient aux fermes isolées, tuant sans pitié tous les occupants après les avoir torturés pour leur faire dire où ils cachaient leur argent.

Enveloppés dans des robes chaudes et des manteaux, la maisonnée était rassemblée dans la grande chambre qui donnait sur la rue Saint-Martin, la seule pièce chauffée du logis, à l’exception de la cuisine quand on y préparait le repas. Dans l’âtre, une petite bûche rougeoyait et finissait de se consumer.

Avec ses sergents et hommes d’armes, expliquait Nicolas en mimant les opérations devant son public subjugué, ils avaient encerclé au lever du soleil le camp des pendards dans les bois de Saint-Germain. La bande de maroufles se réveillait à peine et commençait à partager la picorée de leur pillage de la veille quand ils avaient attaqué. Armés seulement de haches et d’épieux, les maraudeurs n’avaient pu résister aux mousquets, aux pertuisanes et aux épées de ses hommes à cheval.

Les blessés avaient été branchés sur place. Ceux qui s’étaient rendus avaient été ramenés à Saint-Germain pour être accrochés au gibet de Montfaucon le lendemain de Noël, après avoir fait amende honorable et avoir été flagellés. Quant au chef, il avait été roué et ses mains avaient été clouées aux portes de la ville pour rappeler aux habitants que la justice du roi s’exerçait sans indulgence.

Ce furent les martèlements étouffés venant de la rue qui attirèrent l’attention de la fille de Nicolas, âgée de sept ans.

— Père, on frappe à notre porte, ou chez grand-père ! s’exclama-t-elle.

Les parents de Mme Poulain habitaient au rez-de-chaussée. Le lieutenant du prévôt se leva pour s’approcher de la fenêtre dont il écarta prudemment le volet de bois intérieur.

On ne voyait rien dehors, mais on entendait effectivement frapper sur l’huis de la porte cloutée donnant dans la rue.

Il ouvrit un des battants aux petits vitrages blancs sertis dans du plomb.

— Que voulez-vous ? cria-t-il dans la nuit.

— C’est toi, Nicolas ? s’enquit une voix qu’il crut reconnaître.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il prudemment.

— Ton ami, Jean Bussy ! Tu ne me reconnais pas ? Je suis avec Michelet qui est sergent à verge au Châtelet. Tu dois te souvenir de lui, on était ensemble au collège. Nous venons te parler… c’est important…

— Très bien, je vous ouvre. Ce sont… des amis, Marguerite, fit-il à sa femme en se retournant, légèrement soucieux. Jean Bussy et Michelet…

Elle s’assombrit.

— Couche les enfants et attends-moi dans la cuisine pendant que je leur parle. Ce ne sera pas long.

Il alluma une chandelle de suif, détacha du mur une épée dans son fourreau et saisit un pistolet à rouet sur une table dont il vérifia rapidement le mécanisme.

Nicolas Poulain avait trente et un ans. Fils d’une servante ayant travaillé dans plusieurs maisons nobles, la dernière étant celle du gouverneur de Paris, il n’avait jamais connu son père. Il savait seulement que c’était quelque riche personnage qui avait séduit sa mère, comme c’était souvent le cas pour la domesticité des grandes maisons. Malgré ses pressantes demandes, et même ses supplications, elle n’avait jamais voulu lui dire le nom de l’homme avec qui elle avait fauté.

Pourtant, Nicolas aurait voulu le connaître, au moins pour le remercier, car son mystérieux géniteur ne l’avait pas abandonné, comme le faisaient généralement ceux qui avaient des enfants naturels avec leurs domestiques. Il lui avait acheté l’étage de la maison où il vivait et lui avait laissé une petite rente pour qu’il fasse des études. À sa majorité, le père inconnu lui avait même fait porter une lettre de provision pour cette charge de lieutenant de prévôt qu’il exerçait. Ce devait être un homme bon pour s’être toujours ainsi occupé de son fils, alors pourquoi ne s’était-il pas fait connaître auprès de lui ? La question taraudait Nicolas depuis son enfance.

Les lieutenants des prévôts des maréchaux devaient non seulement être vigoureux et courageux, mais aussi lettrés et savants en droit. Nicolas avait fait ses études au collège de Lisieux[8], puis son droit à la Sorbonne. Plus grand que les hommes de son temps, musclé comme un bûcheron, et adroit aux armes comme un bravo florentin, il était donc à même d’exercer le rude métier de policier.

C’est justement au collège, en sixième, quand il avait douze ans, qu’il avait rencontré Georges Michelet et Jean Bussy, devenu plus tard sieur de Le Clerc. Plus tard, en 1572, à la Sorbonne, il avait retrouvé Bussy. C’était à l’été de la Saint-Barthélemy dont Jean Bussy avait été l’un des plus féroces basochiens massacreurs. Emporté par son besoin de pillage il s’était attaqué aux catholiques aussi bien qu’aux protestants. Poursuivi par la justice, il avait dû s’exiler à Bruxelles où il avait vécu misérablement en exerçant le métier de maître d’armes. Finalement pardonné, il était rentré en France pour terminer ses études de droit et acheter une charge de procureur du roi. C’est à cette époque qu’il s’était pris de passion pour la fille d’un riche charcutier sur le point de se marier. N’écoutant que son appétit bestial, il avait fait jeter le fiancé en prison, puis enlevé la fille pour l’épouser de force. Avec la dot, il avait acheté une terre fieffée et s’était anobli du titre de sieur de Le Clerc bien qu’il n’ait jamais obtenu de lettres de noblesse. Il était désormais capitaine de la dizaine [9]de la rue des Juifs où il habitait, et gardien des clefs de la porte Saint-Antoine.

Quant à Georges Michelet, sombre brute au visage bovin, Poulain savait seulement qu’il rapinait les prisonniers qui lui étaient confiés et qu’il possédait un bordau à Saint-Denis.

Ce n’était pas la visite qu’il aurait souhaitée pour ce soir de fête.

Il sortit de la chambre et descendit l’escalier de bois jusqu’à la porte d’entrée qu’il ouvrit en levant les deux barres. Comme il faisait entrer les deux visiteurs, le froid le saisit. Il leur indiqua le chemin et les suivit dans l’escalier après avoir soigneusement refermé l’huis. Derrière eux, il fut suffoqué par leur puanteur. Michelet surtout. Personne ne se lavait tous les jours, bien sûr ; l’eau était trop rare et trop chère. Nicolas Poulain allait aux étuves de la rue Saint-Martin toutes les quinzaines, sa femme et les servantes se rendaient une fois par semaine rue des Vieilles-Étuves, aux bains pour femmes. Le reste du temps, on se frottait avec un linge sec, ou avec de l’eau mêlée à du vin pour chasser les poux. Malgré tout, seules les crèmes et les lotions préparées avec du thym et du romarin pouvaient masquer la puanteur des aisselles et des pieds. Apparemment Michelet et Bussy ne les utilisaient pas.

Dans sa chambre, le lieutenant du prévôt les fit asseoir sur son lit et attendit debout qu’ils s’expliquent, espérant qu’ils repartent vite.

— J’aurais préféré rester entre les draps avec une puterelle que d’affronter ce froid ! gronda Michelet en tendant ses mains vers le foyer.

Poulain sourit poliment. Michelet entretenait des garces dans son bordau, à la porte Montmartre, mais ce n’était certainement pas pour lui dire ça qu’il était venu.

— Je peux vous proposer un verre de clairet de Suresnes, fit Poulain d’un ton neutre.

— Volontiers ! approuva Michelet.

Tandis que Nicolas partait dans la cuisine, Bussy Le Clerc balayait la pièce des yeux, comme pour évaluer la fortune de son hôte.

Nicolas Poulain n’était pas riche, c’était évident. Sur les murs de sa chambre, sans doute la pièce la mieux meublée de la maison, il n’y avait aucune tapisserie, aucune crédence ou buffet exposant des assiettes ou de l’orfèvrerie. Seulement un Christ en croix et en face une image de la Vierge. Le lit lui-même ne portait que des rideaux de grosse toile entre ses piliers. Il y avait un vieux coffre vermoulu et deux escabelles. Les punaises couraient sur le carrelage de terre cuite.

Quand Nicolas revint, avec trois gobelets et un flacon, le procureur prit la parole.

— Je me souviens qu’au collège, Nicolas, tu étais toujours le premier à la confession et personne ne servait la messe mieux que toi…

— Certainement, mes amis ! Ma mère, qui est au ciel maintenant, voulait que je sois un bon chrétien comme l’était certainement mon père que je n’ai jamais connu.

— Tu n’as jamais rien appris sur lui ? s’enquit Michelet en plissant les yeux alors que Nicolas le servait.

— Rien ! Avant de lui fermer les yeux, j’ai demandé à ma mère de me donner son nom mais elle a à nouveau refusé, arguant que ce nom ferait mon malheur. Je pense que c’était un homme de la cour. Elle n’était qu’une servante mais n’a jamais manqué d’argent pour mon éducation. Il nous a laissé la moitié de cette maison et a acheté mon office de lieutenant du prévôt.

— Que penses-tu de Mgr de Guise ? demanda brusquement Jean Bussy, visiblement peu intéressé par le père de Poulain.

— C’est un grand seigneur, très honorable et bon chrétien, répondit Poulain prudemment.

— Au Châtelet, reprit Georges Michelet, nous sommes nombreux à nous inquiéter depuis la mort de Mgr d’Alençon. Tu sais que notre roi est escouillé… sauf avec ses mignons ! Que se passera-t-il à sa mort ?

— Je crains que les grandes guerres ne reprennent. Le Béarnais fera valoir ses droits, dit Nicolas.

— Droits qu’il n’a point ! le coupa sèchement Bussy Le Clerc. Le cardinal de Bourbon est plus près que lui de Saint Louis.

— C’est vrai, reconnut Poulain, en hochant la tête.

— Il serait aisé d’éviter une guerre, fit encore Jean Bussy. Le cardinal de Bourbon a été reconnu héritier du royaume par le Saint-Père et le roi d’Espagne. Mgr de Guise et les princes lorrains le soutiennent. Que les bourgeois de Paris déposent le roi et portent Mgr de Bourbon sur le trône, le Béarnais ne pourra que s’incliner !

— Mais ce serait félonie et blasphème ! Le roi a été choisi par Dieu !

— En laissant se développer l’hérésie, le roi a trahi sa mission, asséna Jean Bussy en haussant le ton. Dieu l’a renié, et comme tyran d’usurpation, il ne mérite plus de régner.

Pendant qu’il parlait, Michelet écrasait consciencieusement les punaises qui passaient près de ses bottes, ce qui provoquait une abominable puanteur.

— Peut-être, fit Poulain, aussi gêné par l’affirmation de Bussy que par l’odeur infecte. Mais il y a grand risque pour nous bourgeois à prendre parti dans cette querelle, le roi n’est pas si faible et le duc de Guise n’est pas si fort.

— Cette querelle est la nôtre ! gronda Jean Bussy. Sais-tu que des huguenots entrés secrètement dans la ville préparent avec l’approbation du roi une Saint-Barthélemy des catholiques ?

— Tu en es certain ? s’enquit Poulain.

— Certain ! Jehan Louchart, qui est commissaire au Châtelet, te le confirmera.

— Mais comment les bourgeois pourraient-ils intervenir dans ce chaos ? Le roi dispose de gardes suisses et de gardes françaises, tous armés d’épées et de mousquets, alors que les bourgeois du guet n’ont que des pertuisanes !

— C’est pour ça que nous sommes venus. Nous voulons te faire rencontrer quelqu’un qui te fera une proposition. Libre à toi de l’accepter ou de la refuser. La seule condition est de garder secret cet entretien.

Devinant l’hésitation de Poulain, Jean Bussy ajouta :

— Il y aura quantité de bonnes pécunes à gagner. Une picorée telle que ta famille et toi serez tranquilles jusqu’à la fin de ta vie. Je crois que tu en as besoin, déclara-t-il en désignant les lieux. Sans compter que tu obtiendras la faveur de grands seigneurs qui ont le moyen de te faire avancer, pourvu que tu leur sois loyal, et que tu restes fidèle à la foi catholique, apostolique et romaine.

— Il faudrait que tu sois bien coquart pour laisser passer cette chance, ricana le sergent en arrachant soigneusement les pattes d’une punaise qu’il venait d’attraper.

— Je resterai libre d’accepter ? hésita Poulain.

Il est vrai que l’avenir de sa famille le préoccupait. Il exerçait un métier dangereux. Qu’il soit blessé, ou même tué, que deviendraient ses enfants ?

— Parfaitement.

— Si je ne risque rien à écouter tes amis, j’accepte de les entendre, décida le lieutenant après une ultime hésitation.

— Alors viens chez moi demain matin, après huit heures. J’habite toujours rue des Juifs.

Ils se levèrent et Poulain les raccompagna. Après leur départ, il resta longuement songeur dans l’escalier.

Quand elle l’entendit rentrer, sa femme le rejoignit dans la chambre où Nicolas avait reçu les deux hommes.

— Nous n’avions plus vu M. Bussy depuis des années, lui dit-elle, d’une voix inquiète, que te voulait-il ?

— Je le saurai demain, ma mie.

— Je n’aime pas cet homme, Nicolas… Mais quelle odeur épouvantable ! Ils puaient comme des charognes !

Elle alla à la fenêtre et l’ouvrit un instant. Nicolas sourit devant sa véhémence.

— Je sais pourquoi tu ne l’aimes pas, et je ne l’aime pas non plus, affirma-t-il sans dissimuler son malaise.

Douze ans plus tôt, le jeudi de la Saint-Barthélemy, alors que le tocsin sonnait dans toutes les églises, Marguerite, qui n’avait que seize ans, avait aperçu Jean Bussy à la tête d’une bande de clercs de la basoche du Palais. Elle était collée à une fente du volet de bois que son père avait baissé devant leur échoppe. Les clercs s’étaient attaqués à la maison du bijoutier huguenot située en face de leur épicerie. Ils avaient jeté hommes, femmes, enfants et serviteurs par les fenêtres après les avoir éventrés. La maison avait été pillée et les corps brisés dépouillés de leurs vêtements. Les survivants pendus aux fenêtres par le col ou les pieds.

Certains n’étaient pas morts et agonisaient en gémissant. Le père de Marguerite, qui avait tout vu lui aussi, ne savait que faire sinon pleurer. Il connaissait le bijoutier et l’estimait. Sa fille était alors montée chercher de l’aide chez les Poulain. Nicolas avait aussi assisté au pillage mais sa mère ne voulait pas qu’il intervienne tant elle était terrorisée. Finalement, sur l’insistance de la jeune fille, il était descendu. Jean Bussy était parti, mais d’autres horreurs se perpétraient dans la rue. Il y avait des pillards partout mais ceux-ci ne faisaient pas attention à ceux qui décrochaient les cadavres. Avec l’aide du père de Marguerite, ils avaient détaché et conduit chez eux les deux survivants, une servante et un enfant de dix ans, mais les malheureux étaient mort le surlendemain.

Un an plus tard, les deux jeunes voisins se mariaient.

Le lendemain de la visite de Bussy et Michelet, Nicolas Poulain s’était rendu au logis du procureur.

Georges Michelet lui ouvrit et le conduisit dans une chambre. Poulain y trouva le père Santeuil, curé de Saint-Gervais, et un autre procureur auquel il avait parlé deux ou trois fois au Grand-Châtelet, mais dont il ignorait le nom. Il y avait surtout un gentilhomme de son âge, en pourpoint moiré à manches courtes, chemise écarlate aux manches brodées, chausses assorties et toquet avec aigrette en diamants. Une épée à poignée dorée était serrée à sa taille.

Cet homme le considéra d’un air légèrement dédaigneux. Il portait barbe et moustache en collier et sentait très fort le musc.

— Messieurs, je vous présente mon ami Nicolas Poulain que je connais depuis vingt ans, il est lieutenant du prévôt des maréchaux et l’homme qu’il nous faut, déclara Jean Bussy à l’assistance.

» Nicolas, poursuivit-il en s’adressant à Poulain. Monsieur est le seigneur de Mayneville, qui nous est envoyé par Mgr le duc de Guise. C’est lui qui m’a appris, ainsi qu’au commissaire Louchart que tu connais, qu’il y avait plus de dix mille huguenots déjà logés au faubourg Saint-Germain qui s’apprêtent à couper la gorge à nous autres, bons catholiques, afin de donner la couronne au roi de Navarre. Il y en aurait autant dans les autres faubourgs.

Pendant qu’il parlait, Mayneville opinait gravement. À la fin du discours de Le Clerc, le gentilhomme ajouta :

— La religion catholique est perdue si on n’y donne prompt secours pour empêcher ce qui se prépare.

— Tout de même, dix mille ! s’étonna Poulain. On devrait pouvoir les identifier dans les hôtelleries.

— Ils ne logent pas dans les hôtelleries, monsieur, répliqua Mayneville d’un ton condescendant. Ils sont reçus chez des amis du roi, chez des gens du conseil, de la cour ou du Parlement. Tous des politiques qui soutiennent secrètement l’hérétique navarrais. Vous savez comme moi que le faubourg Saint-Germain est une petite Genève.

Si c’était vrai, songea Poulain avec inquiétude, la police pouvait effectivement ne rien savoir.

— Comment faire pour empêcher cette méchante entreprise ? demanda-t-il.

— Les bons catholiques doivent secrètement prendre les armes. Les ducs de Guise, de Mayenne, d’Aumale, toute la maison de Lorraine, ainsi que les cardinaux, les évêques, les abbés, et le clergé de France les soutiendront. Ils auront avec eux le roi d’Espagne, le prince de Parme et le duc de Savoie.

— Mais est-on bien certain que notre roi Henri se soit allié avec le Navarrais ? demanda Poulain, qui doutait malgré tout.

— Il lui a envoyé M. d’Épernon pour lui porter deux cent mille écus afin de préparer la guerre contre nous, bons catholiques. Cela ne vous suffit pas ? répliqua sèchement Mayneville. Heureusement qu’il y a suffisamment d’hommes dans cette ville qui sont prêts à mourir plutôt que d’endurer un roi hérétique.

— Il n’y a que deux ou trois cents gardes françaises au Louvre, et à peine autant de Suisses, intervint le curé Boucher. Le prévôt de l’Hôtel et le chevalier du guet ont peu d’archers, et le prévôt des maréchaux est vieux et malade. Si les huguenots hérétiques tentaient de nous massacrer, nous serions assez nombreux pour nous défendre et nous emparer de la Bastille et de l’Arsenal, peut-être même du Louvre… seulement nous n’avons pas d’armes.

— Des hommes tels que vous seraient utiles à notre cause, insista Mayneville. Et sachez que le duc de Guise n’est pas un ingrat.

— Je vous rejoindrai volontiers s’il ne s’agit que de nous défendre et de sauver la religion catholique, répondit Poulain, maintenant convaincu. Mais je refuse de participer à une entreprise contre le roi. Je lui suis fidèle, et le risque est bien trop grand…

— Tu peux nous croire, promit Jean Bussy en le prenant fraternellement par l’épaule. Nous ne voulons qu’éviter une prochaine Saint-Barthélemy. Nous n’entreprendrons rien si le roi reste bon catholique. Et nous pouvons même te jurer que, si tu étais pris, nous emploierions tous nos moyens pour te secourir, même par les armes.

— Vous n’avez rien à craindre, confirma M. de Mayneville, Mgr de Guise a plus de quatre mille hommes en Champagne et en Picardie pour vous secourir.

Poulain accepta d’un hochement de tête.

— Reviens ici demain à la tombée de la nuit, je te conduirai à nos amis.

Le lendemain, vendredi 4 janvier, après une nuit passée en réflexions, Poulain s’était à nouveau rendu au logis de Bussy Le Clerc, avec une lanterne à chandelle de suif. Il s’était couvert du gros manteau à capuchon qu’il utilisait pour ses chevauchées, car la neige tombait dru et le froid était vif. Il avait aussi emporté épée et pistolet.

Michelet et Jean Bussy l’attendaient et ils partirent pour la rue Saint-Germain-l’Auxerrois. C’est là que logeait, lui dirent-ils, le sieur de La Chapelle, secrétaire du roi et échevin de la ville. En chemin, ils lui expliquèrent que les gens qu’il allait rencontrer étaient avocats, marchands ou officiers du Palais ou du Châtelet, tous membres de la même union, une confrérie secrète constituée à l’origine par M. de La Chapelle et ses amis pour défendre la religion catholique.

— Chacun a ensuite recruté une ou deux autres connaissances, soit dans son quartier, soit dans son travail. Puis les nouveaux venus ont fait de même et nous sommes maintenant quelques centaines, raconta Bussy avec fierté.

Chez M. de La Chapelle, ce fut le commissaire Louchart, que Poulain connaissait pour l’avoir souvent rencontré au tribunal, qui les fit entrer et les conduisit dans la chambre où la confrérie se réunissait.

Louchart était un petit homme au visage anguleux et à la tête de rat. Sa barbe et sa moustache courtes et clairsemées mettaient en valeur son teint bilieux et ses petits yeux méchants.

Dans l’assistance, à part M. de Mayneville qui lui fit un signe amical, Poulain ne connaissait guère que deux prêtres : le curé Boucher, recteur de la Sorbonne, et Jean Prévost, le curé de Saint-Séverin.

Bussy le présenta à Michel de La Chapelle, un jeune homme d’une trentaine d’années, au regard calculateur. Comme le silence se faisait, ce dernier prit la parole.

— Mes amis, je remplace notre chef M. Hotman qui n’a pas pu venir ce soir. La dernière fois, nous avions discuté de l’admission de M. Poulain dans notre confrérie. M. Poulain est lieutenant du prévôt Hardy et nous a été proposé par M. Bussy qui le connaît bien. Tout le monde était d’accord et M. de Mayneville a approuvé sa venue. Il est venu ce soir pour prêter serment.

Il se tourna vers Poulain.

— Vos amis vous ont parlé de notre société. Elle a été créée par M. Hotman avec quelques hommes de bien comme le père Boucher, M. Bussy et moi-même. Nous la nommons la sainte union. C’est une ligue destinée à nous défendre à la fois contre les impôts qui nous pressurent et pour sauver la foi romaine. Il y a ici ce soir les membres de notre conseil, que nous nommons le conseil des Six. Si nous œuvrons avant tout pour le salut de l’Église, nous voulons aussi que l’État dépense moins, et exige moins de nous. Chaque jour, notre nombre augmente tant le peuple est malcontent. Nous avons des représentants dans les seize quartiers de Paris[10]. Dans chaque paroisse, dans chaque rue, ces hommes de foi approchent ceux qu’ils jugent dignes de rallier notre idéal comme M. Bussy l’a fait avec vous. D’autres font de même avec ceux qu’ils côtoient dans leur métier. Ainsi, le bon chrétien de la Cour des aides entreprend ses collègues, le sergent du Châtelet parle à ses camarades, l’avocat pratique les hommes de loi, le marchand enrôle ses amis. De cette prudente façon, nous incorporons sans péril de nouveaux partisans. La sainte union se transforme peu à peu en une armée au service de Dieu.

» Nous nous réunissons en général chaque vendredi pour traiter les affaires en cours. Mais avant de vous en dire plus, nous attendons de vous un serment de fidélité. Êtes-vous décidé à nous rejoindre ?

— Je le suis.

La Chapelle fit écarter chacun autour de Poulain pour que le serment soit solennel.

— Au nom de la Sainte Trinité et du précieux sang de Jésus-Christ, jurez sur les saints Évangiles et sur votre vie, votre honneur et vos biens, de garder inviolables les choses dites ici, sous peine d’être à jamais parjure et infâme, indigne de noblesse et honneur. Jurez d’obéir et de servir avec fidélité la sainte union, jurez d’être fidèle aux libertés de Paris et à la foi catholique et romaine.

— Je le jure ! déclara Poulain, sans hésitation.

— Voici ce qu’on attend de vous. Nous pouvons compter sur près de mille fidèles, et ce nombre augmente sans cesse. Mais si nous devons défendre notre religion, comment ferons-nous sans armes ? Nos amis du guet bourgeois n’ont que des pertuisanes ou des espontons à nous prêter.

» Pourtant, ce n’est pas l’argent qui nous manque, mais le roi a interdit à tous les quincailliers et armuriers de Paris de vendre arme ou cuirasse sans l’autorisation du prévôt ou des lieutenants de police. Même les commissaires ne peuvent en acheter, et seul le prévôt d’Île-de-France a encore cette liberté. Nous avons approché quelques armuriers, dont nous vous donnerons la liste, qui accepteraient de nous fournir, mais uniquement si vous leur assuriez que vous achetez ces armes pour la prévôté de l’Île-de-France.

— Que vous faudrait-il ? s’enquit Poulain.

— Des mousquets et des épées, ainsi que des morions ou des haubergeons pour nous protéger, intervint l’un des participants, un homme à l’allure militaire et à la barbe noire bien taillée.

— Les seize quartiers sont divisés en cinquanteneries et dizaineries. La plupart sont ralliés à notre cause. À ce nombre s’ajoutent cent ou deux cents membres de notre ligue capables de tenir une arme. Au total, il nous faut au moins cinq cents pièces d’armement, expliqua La Chapelle. Chacun doit avoir une épée, un corselet ou une brigandine, et un morion. Un mousquet aussi, si c’est possible. Ils commanderont ceux qui n’auront que des piques ou des fourches.

Poulain fit un rapide calcul.

— Chaque pièce peut valoir dix écus de trois livres[11] si elle est de bonne qualité. Pour une épée, une cuirasse et un haubergeon, cela fera au moins trente écus. Et il faut compter cent écus avec un mousquet.

— Cinq cents hommes à trente écus font quinze mille écus. Ce qui nous coûterait quarante-cinq mille livres au bas mot, intervint rageusement un autre homme. C’est beaucoup trop !

— M. Isoard Cappel est notre trésorier, dit La Chapelle en souriant. Il compte nos pécunes comme si c’étaient les siennes, mais nous aurons cet argent. Monsieur Cappel, je suppose que nous pouvons remettre six mille écus à M. Poulain pour qu’il commence ses achats ?

— Effectivement, reconnut le trésorier.

— Il serait possible d’avoir des armes et des cuirasses moins chères en allant les acheter directement là où on les forge. Par exemple à Besançon, en Suisse, ou dans les Flandres, proposa Poulain.

— Mais on trouve tout ça rue de la Heaumerie !

— Certainement, monsieur, mais il sera difficile d’obtenir là-bas de grandes quantités d’équipement, et ce sera au prix fort. De surcroît, comme la vente d’armes est interdite à Paris sans autorisation, les marchands me demanderont des papiers que je n’ai pas.

— Vous n’aurez pas de problème avec les commissaires du Châtelet, l’assura Louchart. Il n’y aura aucun contrôle de notre part.

— Tant mieux, mais la jurande de la profession est vigilante et ne tient pas à être poursuivie. Certes, je pourrais expliquer qu’il s’agit d’un équipement pour les chevauchées prévôtales, ceux qui me connaissent me feront confiance… peut-être… Quoi qu’il en soit j’essayerai… Et si je parviens à acheter ces armes, où qui devrai-je les porter ?

— À l’hôtel de Guise, répondit Mayneville.

— Ou chez moi, précisa Jean Bussy.

— Ce point est donc réglé, décida La Chapelle. M. Cappel donnera l’argent à M. Poulain lors de notre prochaine rencontre. Le père Boucher va maintenant nous présenter les grandes lignes du plan qu’il a étudié avec M. Jean Bussy, au cas où le danger huguenot devait se préciser.

Boucher fit quelques pas au milieu de l’assistance dans une attitude avantageuse.

— Le vilain Hérodes…, commença-t-il.

Chacun se mit à rire sauf Poulain qui ne comprenait pas.

— C’est l’anagramme de Henri de Valois, lui souffla son voisin.

— … Nous menace d’une Saint-Barthélemy. Mais il ignore que nous sommes capables de le devancer, s’il tente d’agir.

— En avons-nous le droit ? demanda un homme de l’assistance. La personne du roi est sacrée.

À cette question, Poulain inclina la tête en signe d’adhésion et il vit que plusieurs faisaient comme lui.

— Saint Thomas d’Aquin l’a écrit : le tyran d’usurpation peut être assassiné et le tyran d’exercice peut être déposé, car c’est le peuple qui fait les rois, assura le prêtre en écartant les mains.

Mayneville approuva du chef.

— Si cela s’avère nécessaire, voici comment nous nous y prendrons. En premier lieu, quelques hommes se rendront à minuit au logis de M. Testu, le chevalier du guet, à la couture Sainte-Catherine. M. Testu est méfiant aussi fera-t-on heurter à sa porte un archer du Châtelet qui demandera à lui parler de la part du roi. Dès la porte ouverte, notre troupe montera dans sa chambre et lui mettra le poignard sur la gorge. Ainsi prisonnier, il conduira nos hommes à la Bastille dont il est gouverneur et il nous la livrera… Après quoi, on lui coupera la gorge.

L’assistance approuva bruyamment.

— Je prendrai le gouvernement de la Bastille, intervint Jean Bussy. Nous y mettrons nos ennemis sous bonne garde.

— Nous agirons de la même façon avec M. le premier Président, M. le Chancelier et M. le Procureur général, poursuivit le curé Boucher.

— Nous pillerons leurs biens pour nous payer de nos efforts, ajouta Le Clerc en pouffant.

— Pour ce qui est de l’Arsenal, nous nous en assurerons par un fidèle qui est à l’intérieur. Touchant le Grand-Châtelet, les commissaires et les sergents qui sont à notre ligue feindront d’y mener de nuit des prisonniers et emporteront la place. M. Louchart en prendra ensuite le gouvernement à la place de M. Séguier.

» Quant au Palais[12], il sera aisé de l’occuper à l’ouverture. Il n’y a alors que peu de gardes. Le Temple et l’Hôtel de Ville seront saisis de la même façon. Il reste le Louvre, qui sera le plus malaisé à emporter avec les gardes suisses et les gardes françaises qui y logent ; sans compter les compagnies de gendarmes et de gentilshommes. Nous devrons sans doute l’assiéger afin d’affamer ses occupants. Faudra-t-il ensuite se défaire du roi ? Ce sera au conseil de décider…

— Il faut l’occire ! lâchèrent quelques voix.

— Non, le roi est sacré ! Il suffit de l’enfermer dans un monastère, proposa un des participants, appuyé aussitôt par la majorité de l’assistance.

— Nous verrons cela en temps et en heure, conclut La Chapelle. Je ne suis pas certain que les opérations soient si faciles, et pour être honnête, il me paraît bien présomptueux de prendre le Louvre avec cinq cents bourgeois armés d’épées alors qu’en face les gardes disposent de mousquets et de canons.

Poulain vit la face de Boucher s’allonger tandis que Louchart ajoutait :

— Sans compter les quarante-cinq brigands que M. d’Épernon a mis au service du roi…

— Il est tard, je propose que chacun rentre à son logis, poursuivit La Chapelle avec un hochement de tête approbateur. Notre prochaine réunion aura lieu à la Sorbonne et M. Poulain nous fera part de ce qu’il peut acheter comme armes. Nos relations avec Mgr le duc de Guise seront comme toujours assurées par le sieur de Mayneville.

» Quelqu’un a-t-il encore quelque chose à dire ?

— Je pars en chevauchée lundi, pour quatre jours, intervint Poulain. Je ne pourrai pas m’occuper des armes avant la fin de la semaine prochaine.

— Il ne vous est pas possible de repousser cette chevauchée, ou de vous faire remplacer ? demanda M. de La Chapelle.

— Hélas, non ! J’ai d’ailleurs été averti par M. Hardy, qui est fort malade, d’aller lundi chercher mes instructions chez le Grand prévôt de France, avant de gagner Saint-Germain.

— M. de Richelieu ? s’inquiéta Louchart.

— Oui, il me précisera le territoire de ma chevauchée et les dernières affaires de brigandages autour de Saint-Germain dont il aura eu connaissance.

— Vous serez de retour vendredi ?

— Certainement, sauf en cas de poursuite.

— Nous nous reverrons donc ici même, vendredi soir. Vous nous direz alors ce que vous avez pu faire.

Le lendemain, samedi, Nicolas Poulain s’était rendu rue de la Heaumerie où se succédaient les boutiques de cuirassiers, de heaumiers, d’arquebusiers ou de fourbisseurs. Dans cette ruelle située entre la rue de la Vieille-Monnaie et la rue Saint-Denis étaient regroupées toutes les échoppes d’armuriers de Paris. La plupart des maisons avaient pour enseigne des heaumes ou des panneaux représentant saint Georges en armure d’acier monté sur un cheval caparaçonné de fer. Le bruit était infernal et la fumée du charbon de bois empoisonnait l’air. Au fond de chaque courette ou impasse, des forgerons avaient leur atelier où ouvriers et compagnons martelaient sans cesse lames et plaques de fer ou de cuivre.

En tout, la rue comptait une quarantaine de maîtres artisans et de forges que Poulain interrogea pour connaître leurs conditions. Il en conclut que les prix y étaient élevés et qu’il serait plus judicieux, comme il l’avait pensé, d’acheter des armes à Besançon.

Le dimanche, il l’avait passé en prières à la messe, puis en méditations, ne répondant qu’évasivement aux questions de sa femme. La voie dans laquelle il avait décidé de s’engager était dangereuse et pouvait avoir des conséquences néfastes autant pour lui que pour sa famille. Mais, profondément religieux[13], Poulain était persuadé que le Seigneur l’aiderait. Le sermon de son curé était d’ailleurs venu fort à propos, car le prêtre avait rappelé aux fidèles la parole de l’évangile :

Je suis ton Dieu et avec Moi à ton côté, qui peut être contre toi ?

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